Conversation à La Cathédrale est un roman qui met en scène la mauvaise conscience des enfants touchés par la culpabilité de leurs parents dans des crimes impardonnables. Les deux protagonistes centraux se rencontrent par hasard à Lima et vont boire un verre à La Cathédrale, un bar miteux où ils passent des heures à discuter. L’un d’eux est le fils aîné d’un homme d’affaires, soutien du régime dictatorial qui gouverne le Pérou dans les années 1950, alors que l’autre, Noir, est l’ancien chauffeur du père du premier.
Le fils cherche sans succès à démêler les ressorts de l’histoire de sa famille, si liée à celle du Pérou, et il pense que son interlocuteur, qui fut si proche de son père, l’aidera dans cette quête. Cette interminable conversation, entrecroisée d’autres dialogues entre d’autres personnes qui ont eu lieu à d’autres moments, servira à retrouver l’origine du mal-être familial, en même temps qu’à présenter toutes les contradictions de la vie politique et économique du Pérou, gangrenée par la corruption des militaires au pouvoir et la complicité des milieux économiques.
Il s’agit ainsi d’une vaste fresque historique et politique dans laquelle se greffe un drame familial et criminel qui ne se dévoile qu’au travers des multiples dialogues croisés. Le lecteur y côtoie tout le peuple dans sa diversité : petits ouvriers exploités, souvent métissés, prostituées, femmes de chambre, étudiants révolutionnaires, chanteuses de cabaret, soldats corrompus, ministres et parlementaires véreux… C’est un tableau haut en couleur du sous-développement d’une société tiraillée entre toutes ses contradictions. Le mode d’exposition incite le lecteur à reconstruire l’histoire progressivement, au fil des révélations, en se remémorant des détails entrevus longtemps avant. Il s’agit d’un récit éclaté, aussi incohérent que la vie quotidienne dans son déroulement le plus terre à terre. La vie humaine n’y vaut pas très cher, mais on y croise néanmoins quelques êtres empreints d’une profonde humanité, qui sont capables d’échapper à cette boue et de fournir de grands efforts pour soutenir les plus démunis.
L’amour y trouve sa place malgré tout, même si les conditions de vie le brident dans son jaillissement. L’histoire semble démontrer que la plus grande sagesse réside dans le renoncement, meilleur moyen d’échapper à la complicité des crimes les plus crapuleux. Il s’agit donc d’un livre très dur qui révèle que l’honnêteté ne se conserve que par une forme d’ascèse et n’est pas récompensée.
A l’encontre de cette innocence, le pouvoir politique s’appuie sur la force, la répression, la spoliation des classes populaires, la manipulation de toute la société et l’avilissement de larges couches de la population. La situation présentée souligne le caractère inexcusable de ces dictatures latino-américaines construites sur la terreur et engluées dans le sous-développement. C’est un tableau assez désespérant, qui ne fait pas appel au lyrisme comme chez Gabriel Garcia Marquez, mais au brio de sa construction.