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23 juin 2012 6 23 /06 /juin /2012 18:44

Dostoïevski se trouvait sous l’influence de Gogol lorsqu’il commença à écrire. Les Pauvres Gens fait directement référence au Manteau et Dostoïevski récidiva dans son évaluation de Gogol lorsqu’il affirma plus tard : « nous sommes tous sortis du Manteau de Gogol ». Cependant, il n’en resta pas à ce stade. Si l’influence du jeune Gogol reste évidente dans le Double, voire dans des textes relativement courts comme l’Eternel Mari ou le Joueur, elle s’estompe à partir des grands romans et notamment de Crime et Châtiment, où elle subsistera seulement en mineure. A la dimension fantastique de Gogol, Dostoïevski tend progressivement à suppléer l’analyse psychologique dans toute sa profondeur, pour appréhender le mystère des comportements excessifs de ses personnages : meurtre crapuleux nécessaire à l’ascension sociale de Raskolnikov, déchéance irréversible de tous ses « humiliés et offensés », aspiration mystique à la sainteté du prince Mychkine, sensualité exacerbée et insoutenable sentiment de culpabilité de Stavroguine conduisent Dostoïevski, à la fin de sa vie, à produire la synthèse symphonique des Frères Karamazov, dans laquelle rayonne en contrepoint la dimension mystique, renforcée au cours des années de maturité, et qui rejoint cette fois la tendance marquée par Gogol dans les dernières années de sa vie.

Les romans de Conrad sont apparentés à ceux de Dostoïevski par les thèmes traités, la profondeur des personnages, les situations extrêmes représentées. Cependant, Conrad a toujours manifesté sa méfiance de la Russie et insisté sur sa distance par rapport à Dostoïevski, quitte à se déclarer plus proche de Tourgueniev. Cette position se comprend aisément lorsqu’on prend en compte la situation de Conrad, Polonais né dans la partie de la Pologne annexée par la Russie, d’un père résistant à l’autorité de l’occupant, qui fut emprisonné à cause de l’expression de ses convictions hostiles à l’annexion. De surcroît, Conrad était réfractaire au mysticisme de la terre et de la nation russes, affirmé avec une force accrue par Dostoïevski au fil de ses romans de la maturité.

Certains commentateurs ont insisté sur la communauté d’inspiration de romans comme Crime et Châtiment et l’Agent secret. Plus significatif encore me paraît le lien entre les Démons et Sous les yeux de l’occident. Ces deux romans développent sur un mode tragique les thèmes du nihilisme et de l’évolution vers le crime des groupes révolutionnaires anarchistes russes, composés de militants généralement frustrés, à la recherche de cibles sur lesquelles exercer leur ressentiment, qui ont commencé à proliférer au XIXème siècle. Tous deux contiennent le portrait détaillé d’un personnage emblématique, Stavroguine dans les Démons et Razumov dans Sous les yeux de l’occident. Le même écart géographique les relie à la Suisse, Stavroguine étant défini comme « un citoyen du canton d’Uri », alors que Razumov est parti à Genève : il est légitime d’en conclure que ces deux antihéros se sont placés eux-mêmes « sous les yeux de l’occident », pour tenter de dissimuler ou mieux, de dissoudre, la mauvaise foi et la marque indélébile du crime et de la traitrise. A la lecture des deux ouvrages, il paraît difficile d’imaginer que Conrad n’avait pas à l’esprit le roman de Dostoïevski lorsqu’il a écrit le sien. Mais alors que Dostoïevski montre les différents groupes politiques, révolutionnaires et conservateurs, évoluer et s’opposer sans exprimer directement sa position, ne cherchant pas à éluder le fanatisme des extrémistes religieux ou les excès des ultraconservateurs, ce qui laisse chaque lecteur libre de son interprétation, Conrad procède par un mode d’exposition d’une grande complexité, avec la narration d’un observateur externe à la lutte, qui expose le point de vue de « l’occident » en s’appuyant toutefois sur le journal du principal protagoniste du drame, Razumov. Il existe donc un décalage significatif entre l’action des révolutionnaires et le point de vue sous lequel elle est exposée et, insensiblement, le narrateur de l’occident en vient à jouer un rôle majeur dans le roman.

Ces deux approches paraissent se rejoindre dans une commune condamnation des « anarchistes », en progressant par l’évocation détaillée d’un crime précis, mais dans la réalité, lorsque Dostoïevski insiste sur l’abomination des crimes des révolutionnaires inspirés par les idées occidentales, pour mieux faire ressortir en opposition la sainteté de l’âme russe, Conrad marque une méfiance radicale à l’égard de toutes les tendances politiques provenant de Russie. Il existe chez lui un rejet catégorique de toute influence politique ou religieuse russe, comme si ce monde en état de déliquescence devait être tenu à l’écart de la civilisation occidentale à tout prix. Ce qui ressort fortement de cette confrontation des deux ouvrages, c’est précisément l'opposition des points de vue, entre le Russe qui tente d’imposer la vocation de sainteté de la grande Russie, à l’encontre des influences occidentales, et le Polonais devenu citoyen britannique, empreint de scepticisme sur toutes les évolutions politiques du monde russe marqué par les cruautés asiatiques subies au long de sa douloureuse histoire.

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