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2 février 2011 3 02 /02 /février /2011 14:17

A peine arrivé au Caire, Nerval exprime bien d’autres préoccupations que d’aller voir les pyramides. Toute son activité est consacrée à organiser son séjour pour partager la vie des habitants, ce qui le conduit à rechercher une compagne, sous l’injonction du chef du quartier. Il raconte ses démarches parmi des familles de la communauté Copte, pourvues de filles – parfois très jeunes – à marier, dans une veine humoristique. Il se donne le rôle d’un naïf se retrouvant dans une société complexe, qu’il cherche à comprendre, à moitié perdu dans les usages, autant que dans le dédale des rues de la vieille ville.

A la fin, face aux exigences des parents rencontrés, Nerval acheta une esclave d’origine javanaise, qui refusa obstinément d’accomplir des tâches ménagères, sans parler de devenir sa maîtresse. Dans la réalité, les commentateurs précisent que c’est le compagnon de voyage de Nerval qui fit cette acquisition : les souvenirs de Nerval ont été largement transposés et son ami a été effacé de tout son récit. Cette narration, en revanche, est l’occasion de faire voir le Caire dans sa vie quotidienne, par le regard d’un Européen à la découverte de l’Orient. Le récit de sa visite des pyramides vient en contrepoint de cette évocation populaire et mondaine à la fois, juste avant son départ d’Egypte, et prend la forme du compte rendu d’une initiation maçonnique.

Devant quitter le Caire pour Beyrouth, Nerval embarqua dans un bateau de sécurité douteuse, où il eut à subir quelques déboires : de navigation, dus à l’absence de vent pendant plusieurs jours ; d’approvisionnement, à cause du manque d’eau ; et relationnels, du fait de l’intérêt suscité par son esclave auprès de l’équipage. Ces mésaventures sont toujours racontées avec verve.

Les descriptions de la diversité de population et de croyance au Liban sont passionnantes. Elles nous permettent d’évaluer le chemin parcouru par ce pays et ses différentes communautés pour aboutir à la longue guerre civile des années 1970 et 1980 et à la situation toujours tendue que nous observons encore.

Par une notation curieuse, Nerval affirme que le Liban est l’héritage des croisades et qu’il «faut qu’il appartienne, sinon à la croix seule, du moins à ce que la croix symbolise, à la liberté ». Pouvait-on encore imaginer au XIXème siècle que la liberté était fille des croisades, surtout pour un libre penseur dans le genre de Nerval, modérément attaché à la religion catholique, mais plutôt versé dans un syncrétisme assez flou, sans jamais affirmer une foi profonde ? Il est vrai que toute la période de la décolonisation, largement postérieure à Nerval, nous a fait revoir les notions anciennes d’occident porteur de civilisation, mais déjà à l’époque, l’étude historique pouvait éclairer les croisades sous un jour plus sombre d’entreprises impérialistes menées sous couvert de la foi chrétienne pour « libérer les lieux saints ». Globalement cependant, Nerval ne porte pas de jugement politique sur les événements passés, y compris les campagnes de Bonaparte. Il constate seulement la ruine des villes libanaises, sans trop la déplorer, et marque un intérêt certain pour le foisonnement de peuples et de religions présent dans l’ensemble du Proche Orient.

Constantinople, où il séjourna après avoir quitté le Liban et laissé son esclave dans un monastère chrétien - qu’il dut payer pour assurer son entretien -, est déjà décrite par Nerval comme une ville moderne, foisonnante de diversité, avec sa population partagée entre quatre nations. Les quartiers de Pera et Galata étaient déjà à son époque à la mode européenne, alors que Stamboul, la ville turque et musulmane, avait acquis son caractère de longue date. Il insiste sur des éléments qui nous avaient déjà frappés lors de notre visite : les maisons en bois, les chiens errants, le pont de bateaux à l’entrée de la Corne d’Or. Parmi les caractères que Nerval ne mentionne pas, je suis surpris de retrouver les portefaix que nous rencontrions si communément dans la vieille ville d’Istanbul, aux abords des bazars, dans les ruelles pentues, où ils couraient recourbés sous la charge.

Au total, c’est un livre très étonnant que Nerval a écrit. Le décalage entre le voyage réel et le voyage raconté est sensible, à la lumière des quelques informations biographiques fournies. Il s’agit à la fois d’un document du type relation de voyage avec des visées ethnologiques, d’une analyse des sociétés traversées et, surtout, des religions, rapprochées dans une tentative de fusion des rites, des origines et des croyances. Deux grands textes incidents en éclairent la portée : les légendes du calife Hakem et de l’artiste Adoniram. Et au milieu de tous ces éléments, il y a les rêves, les fantasmes de Nerval, tels qu’il les a précisés dans Aurélia.

La documentation utilisée par Nerval était considérable, et ce côté académique est également flagrant dans de nombreux passages, en opposition fréquente aux impressions du voyageur Gérard, qui décrit le voyage fantasmé, et de Nerval lui-même, las parfois de la tristesse éprouvée lors de la découverte de la réalité de l’Orient réellement vu, de ses aspects sordides, de sa misère et de sa déchéance par rapport à la grandeur de son passé.

Ce qui rend son texte particulièrement attachant, c’est la suite de ces contrastes et l’animation produite par le goût manifesté pour la fête dans chacune des villes visitées. Il sait rendre cet enthousiasme dans son écriture très pure, qui offre par sa limpidité une lecture pleine d’attraits : le plaisir du texte analysé par Roland Barthes.

 

A lire aussi : 

 

Aurélia – Gérard de Nerval

 

Gérard de Nerval, le songe et l’écriture

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