Notre départ vers l’Egypte était impromptu : nous avions choisi cette destination au dernier moment. Nos souvenirs scolaires sont perdus dans une brume épaisse. Plus qu’en Grèce encore, l’image du berceau de la civilisation a cours en Egypte, où la mémoire se perd non plus dans les siècles mais dans les millénaires. Les visites des antiquités égyptiennes au Louvre, au British Museum ou à Berlin n’y changent rien, le lien qui nous unit à l’Egypte ancienne est ténu et nous ne saurions en définir la nature.
C’est peut-être mieux ainsi : au moins pouvions-nous partir sans avoir l’impression de tout connaître à l’avance. Bien sûr, la vision des pyramides et des sculptures égyptiennes est commune, mais nous ignorions l’emplacement exact des sites, l’atmosphère du pays et son mode de vie. Aussi devions-nous attendre une véritable découverte pour nos premiers pas en Afrique.
Le Caire me surprit plutôt agréablement : ce n’est pas du tout la ville sordide et misérable que j’attendais. Logés près de l’aéroport, nous traversâmes Heliopolis pour nous rendre à la Citadelle de Saladin : ce quartier résidentiel, parsemé de villas 1900, mais aussi d’immeubles d’habitation récents, avec ses larges artères et ses jardins, n’affiche pas de contrastes trop choquants. Il faut arriver à la vaste cité des morts, cimetière hérissé de constructions dans lesquelles les sans-abri ont trouvé refuge, pour découvrir les graves difficultés de la ville. Et encore faut-il être prévenu : de la route qui longe la cité des morts, rien ne trahit une présence humaine dans ces lieux, ni a fortiori l’entassement de milliers de miséreux.
Les abords de la citadelle sont ternis par la présence d’un immense chantier de construction abandonné : une structure en béton massive se dégrade sous le sable et la poussière ambiante, sans perspective visible de reprise des travaux. La citadelle elle-même en impose avec ses puissantes fortifications érigées sur des rochers qui dominent la ville. Au sommet, la mosquée de Mohammed Ali reproduit ses modèles d’Istanbul, sans la grâce. Vue de loin, elle marque le panorama. La décoration intérieure est somptueuse et chargée, l’extérieur plutôt banal. Depuis son esplanade, la vue sur la vieille ville, avec ses minarets et ses dômes, a du caractère. Un petit kiosque construit au bord du parapet la couronne joliment. Devant nous, différentes strates de maisons se succèdent dans la poussière entre les reliefs des buttes rocheuses, dessinant un beau tableau dans des tons gris.
Le centre ville d’inspiration européenne, construit au XIXème siècle, est quelque peu délabré mais il a toujours belle allure avec ses larges artères et ses immeubles haussmanniens. Nous ne nous y sommes pas éternisés, trop pressés d’aller visiter le Musée égyptien. Notre guide Rafaat nous montra seulement les pièces essentielles et nous fournit les grandes articulations de l’histoire des empires avant et après l’unification, sans trop détailler les dynasties. A la fin il nous laissa découvrir seuls le trésor de Toutankhamon, dont le célèbre masque d’or est le clou incontesté. Nous ne sommes pas devenus des spécialistes de l’histoire ni de l’art égyptiens, mais cette évolution depuis les formes primitives vers un classicisme parfait et une manière de modernisme précurseur des artistes du XXème siècle est très impressionnante. Les couleurs éclatantes de certaines œuvres, la stylisation des traits, la représentation des qualités des modèles peints et sculptés nous laissèrent éblouis. Malgré la présence de nombreux groupes, la visite resta fluide : il existe une habitude d’orienter les visiteurs pour éviter la bousculade. Les collections malgré tout sont un peu à l’étroit dans ce musée du XIXème siècle, et un projet de déménagement est à l’étude. Il risque de durer longtemps.
Notre troisième étape cairote, le soir, se déroula au souk de Khan Al-Khalili. Immense enchevêtrement de ruelles, ce souk est envahi de visiteurs qui se pressent dans les échoppes à la recherche de produits artisanaux, d’étoffes, de cuivre, de bijoux, de cuir, de narguilés, de tapis et même de fruits et de légumes. Certaines ruelles aboutissent à des passages dans les immeubles, parfois marqués par de somptueuses portes au décor mauresque. Dans un passage couvert, une porte étroite ouvrait sur le départ d’un escalier montant vers une terrasse où des visiteurs s’attablaient devant une tasse de thé. Quand nous sommes ressortis sur la place al-Hussein, au milieu de badauds mélangés aux touristes, deux femmes en hiqab marchaient tranquillement en se donnant le bras. C’était le crépuscule, les lampadaires s’allumèrent et les terrasses des cafés étaient encombrées. Il faisait bon à rester assis sur le muret qui clôture une pelouse plantée de palmiers, à côté d’autres visiteurs qui attendaient un véhicule.
Je regrette de n’avoir pas mieux vu cette ville du Caire, de ne pas m’y être promené à mon aise dans les vieux quartiers, de n’avoir eu qu’une vision éphémère de cette animation incessante. Cela me fait penser à notre visite d’Istanbul, où nous avions tant arpenté les ruelles en pente à la découverte des points de vue sur le Bosphore et la Corne d’Or. Au Caire nous avons surtout pu observer les embouteillages, tant dans le centre que sur les grandes artères d’Heliopolis et sur le boulevard périphérique : néanmoins, ce n’était pas comparable à Delhi.